Pendant les cinq siècles couverts par notre analyse (1250-1750), une grande partie de ce territoire a connu des transformations importantes. Vers 1250, deux types de paysage y existaient. La moitié sud-est était un domaine campinois, avec un sol sableux et de petits villages dispersés. La fagne dominait dans les 900 km2 de la moitié nord-ouest, où seuls quelques endroits relativement bien drainés comptaient des hameaux. Cinq siècles plus tard, le paysage campinois a envahi toute la région supérieure tandis que de jeunes polders d'argile marine se sont développés dans la partie basse. Cette évolution est due à l'interaction de divers facteurs.
La situation initiale était surtout déterminée par la géographie physique. Au nord-ouest, la fagne était l'élément capital du paysage dans lequel les premiers hommes du Moyen Age s'aventurerent. Ils s'établirent de préférence dans des sites bien irrigués par des ruisseaux et suffisamment asséchés. Ces pionniers ne toucherent pas à la fagne, qui a completement disparu depuis lors et dont nous avons étudié en détail la situation, les dimensions et la profondeur. Dans la partie la plus élevée de terrain de recherches, ces fagnes sont d'un type "Hangmoor" très plat.
Dans les parties plus basses, les fagnes étaient généralement sans relief. I1 est probable que certaines hautes coupoles de tourbe aient existé à la fois dans la région haute et la région basse. La fagne que nous avons étudiée se rattachait à l'ouest et au nord à la fagne hollandaise de la partie basse des Pays-Bas et, au nord-est, à la fagne de Langstraat. La partie basse du domaine qui nous occupe se présentait comme une fagne continue, avec çà et là une colline de sable et, le long de l'Escaut, une bande de quelques kilometres de large, où la fagne, dans un premier stade, était déjà recouverte d'une fine couche d'argile.
Trois grands complexes fagnards étaient concentrés dans la moitié nord- ouest de la partie supérieure: un à l'est des dunes occidentales, un autre à l'est de Roosendaal, un autre encore, très étendu, dans le triangle Wuustwezel - Princenhage - Rucphen. Au sud, leur hauteur était de 16 à 17 m au-dessus du niveau de la mer. Dans les grands complexes de la partie haute, plus de la moitié, voire les deux tiers de la superficie se composaient de fagnes. Autour de ces grandes étendues d'un seul tenant apparaissaient de nombreuses petites fagnes.
Au sud-est de notre terrain d'études, où le sol sableux dominait toujours, la fagne se limitait aux vallées des ruisseaux et aux lacs naturels. Elle recouvrait vraisemblablement 5 % de la surface totale.
Si l'on excepte les environs d'Anvers, notre domaine occupait, jusqu'en 1250 environ, une position périphérique dans l'évolution démographique, économique et politique de ce qui constituait alors les provinces centrales des Pays-Bas: la Flandre, le Brabant et la Hollande. Vers 1250, la Flandre ne pouvait plus s'étendre à l'intérieur de ce comté. Pour assurer à long terme l'approvisionnement de leurs villes en combustible, les Flamands, après avoir exploité les marais du nord de la Flandre, commencerent à coloniser notre région pour y extraire la tourbe. Leurs propres réserves ne furent que partiellement utilisées pendant les premieres décennies et le reste fut préservé jusqu'au milieu du XIVe siècle. Profitant de la grave crise financiere qui frappait le seigneur de Breda, des couvents, institutions, nobles et particuliers flamands acheterent de vastes étendues de fagne. Pendant la breve période de 1260 à 1300, de nombreuses colonies de peuplement virent le jour, parmi lesquelles Steenbergen et Zevenbergen prirent des allures urbaines. L'extraction de la tourbe atteignit son sommet quarante ans après le début de l'exploitation. A ce moment , la région représentait un quart de l' ensemble de la production des Pays-Bas. A cette époque, la Flandre fournissait une quantité comparable.
La période de colonisation des fagnes s'arreta vers 1300. Les entrepreneurs de la région prirent en mains la "moernering" (extraction et vente de la tourbe) et les Flamands se retirerent peu à peu. Les nouveaux exploitants des tourbieres étendirent leurs activités dans tout le nord-ouest du domaine de recherches. Ils creuserent leurs canaux jusqu'à 10, voire 16 metres au-dessus du niveau de la mer. Ces canaux atteignaient des longueurs de 10 ou 20 kilometres. La production de tourbe baissa après 1300.
Les fagnes n'étaient pas uniquement exploitées pour la tourbe. Quand elles se situaient pres du niveau de la mer, on pouvait également en extraire du sel. Dans les polders d'Anvers, l'argile qui recouvrait la surface de la fagne servait à l'agriculture depuis le XIe siècle. Un peu plus tard, ce fut aussi le cas des environs de Geertruidenberg. Pour le nord, la période de 1250 à 1350 peut être considérée comme la phase principale d'extraction et d'expansion au Moyen Age.
Malheureusement, nous ne disposons pas de chiffres de population fiables pour cette époque. Nous devons donc nous limiter à une estimation approximative de la proportion de la population directement ou indirectement liée à l'exploitation des marais. A notre avis, elle ne dépassait pas les 5 % et, après 1400, ce pourcentage s'est progressivement réduit. Ici, les villages avaient probablement un caractere agricole. Le commerce de la tourbe se concentrait surtout dans les ports d'exportation. Comme la demande de main-d'oeuvre dans les tourbieres atteignait son point culminant en été, c'est-à-dire au plus fort de la saison agricole, les ouvriers se recrutaient souvent dans d'autres régions. Nous n'avons cependant guere de traces de cette migration ouvriere.
Une importante infrastructure fut créée. Les ports d'exportation, qui étaient également des marchés de tourbe, étaient reliés aux endroits de production par 19 canaux, dont les principaux atteignaient une longueur totale de plus de 320 km. Il est impossible d'estimer la longueur des canaux secondaires étant donné que la plupart d'entre eux ont disparu ou n'ont jamais été attestés correctement dans les documents. Comme les grands canaux avaient en moyenne une écluse tous les 800 m, on peut estimer le nombre de celles-ci à 300 ou 400. Pendant de nombreuses années, plus de 150 barges ont parcouru ces voies navigables. Des réservoirs avaient été aménagés cà et là dans les fagnes afin de fournir à tout moment l'eau nécessaire à la navigation.
Alors qu'elle diminuait dans cette région, I'exploitation de la tourbe augmentait dans le nord des Pays-Bas septentrionaux. C'est ainsi que la part du marché de la tourbe de notre domaine de recherches descendit bientôt audessous des 5 %. En même temps, le centre de gravité des Pays-Bas se déplaca de la Flandre vers la Hollande en passant par le Brabant. La région que nous analysons, après avoir fourni la tourbe à la Flandre et au Brabant pendant leur période de prospérité, livra sa production à la province de Hollande pendant le siècle d'or.
Les connaissances techniques relatives à cette industrie furent importées de Flandre et se développerent. Des aqueducs furent élevés pour permettre aux canaux de traverser les ruisseaux et l'on construisit des bateaux plus grands. La production de sel dans des bassins aménagés à des endroits envahis par la marée haute semble être caractéristique du nord-ouest. Comme la production de tourbe dans les parties plus septentrionales des Pays-Bas débuta deux siècles plus tard, on peut concevoir que les connaissances accumulées furent exportées par la suite vers les provinces du nord. L'exploitation du type "slagturven" est un exemple de technique venue de Flandre, développée dans notre domaine et transmise à la Hollande à partir de 1530 seulement. Par contre, la création d'une nouvelle couche de base pour donner un meilleur départ à l'exploitation agricole des anciennes tourbieres semble être une innovation introduite tardivement et uniquement dans le nord.
Donc, la grande période médiévale d'exploitation des tourbieres dans le nord de notre domaine s'inscrit dans un mouvement qui va de la Flandre au nord des Pays-Bas, en passant par le Brabant et la Hollande. C'est une époque d'essor économique pendant laquelle on défriche les terrains pour répondre aux besoins de l'agriculture et à la demande de combustible, une époque de développement et de transmission des connaissances nécessaires.
La phase finale des activités ne vit pas seulement le déclin de la production de tourbe ou de sel mais aussi le recul de l'agriculture et de l'élevage qui se pratiquaient dans la fagne (ou aux endroits où celle-ci était recouverte d'une fine couche d'argile). Au XVe siècle, toute la bande marécageuse de Bergen op Zoom à Breda était déjà vendue, voire partiellement épuisée (Zegge, Etten), ce qui entrama une scission géographique des nouvelles tourbieres. Le groupe du nord changea de caractere. Des inondations, dues partiellement à l'exploitation de la fagne, frapperent cette région basse ainsi que les bords de l'Escaut. Les nouvelles concessions du nord se mirent surtout à produire du sel dans des bassins circulaires provisoires appelés "moerdijken". Mais ce type d'activité s'arreta à partir de 1460. Seule la bordure de la fagne hollandaise le long des terres plus hautes à l'est d'Oudenbosch fut encore cultivée. Dans le groupe du sud, I'activité tout entiere fut consacrée à l'exploitation de la tourbe mais l'étendue des concessions se réduisit et les nouvelles exploitations se concentrerent de plus en plus à partir de 1400. Les auteurs qui n'ont considéré que cette derniere période ont cru à tort que l'extraction de la tourbe n'avait touché que de petites portions de la fagne dans cette région. Dans la phase finale, vers 1700, seules les tourbieres à l'ouest de Kalmthout et au sud-ouest de Zundert resterent en activité. Le transport de tourbe sur les deux derniers canaux aménagés se termina en 1733 et en 1743.
C'est au nord de la région étudiée que les conséquences furent les plus dramatiques pour le paysage. L'abaissement du niveau du sol, qui n'était déjà guere élevé, créa un danger d'inondation d'eau de mer, dont la fréquence et l'éventualité dépendaient principalement de la protection assurée par les digues. Le long de l'Escaut, celles-ci résisterent avec une efficacité inégale. A cet endroit et dans le Grote Waard (nord de la région analysée), les désastres ne se produisirent qu'après un long laps de temps. En fait, pendant des décennies, tout le territoire qui bordait l'Escaut a subi plusieurs fois l'influence de la marée, qui l'inondait en grande partie deux fois par jour. Ce phénomene se traduisait par le dépBt d'une épaisse couche de limon qui, après la reconstruction des digues, ota au paysage son caractere fagnard. Seuls quelques polders échapperent à cette évolution.
Par contre, le nord-ouest fut inondé petit à petit, la marée pénétrant lente- ment dans ce territoire sans digues. Celles-ci furent élevées trop tard pour enrayer le processus, qui avait commencé vers 1250 au nord de Tholen et qui absorba le Grote Waard en 1422.
Les inondations qui se produisirent dans les parties basses ne peuvent s'ex pliquer par l'élévation du niveau de la mer ou la fréquence des raz-de-marée au large des côtes zélandaises. Deux facteurs, l'un interne, l'autre externe, semblent permettre une interprétation plus plausible du schéma compliqué des inondations. La cause extérieure fut le changement du niveau des marées à la suite du développement de bras de mer en Zélande. La relation entre l'extension de l'Escaut occidental et les inondations le long du fleuve au nord d'Anvers en est l'exemple le plus clair. Des changements éventuels du niveau de la mer ont tout au plus influencé indirectement la création et l'élargissement des bras de mer. Plus à l'intérieur du pays, l'évolution a surtout été déterminée par la forme de ces bras de mer, qui influençait la hauteur de la marée à leur extrémité. L'abaissement du niveau du sol à la suite de l'extraction de la tourbe, différent d'un endroit à l'autre, peut être considéré comme un facteur interne supplémentaire qui explique la divergence géographique et temporelle des inondations. Il faut se borner à des hypothèses sur le point de savoir dans quelle mesure un abaissement régional du terrain dans la partie basse des fagnes en général et l'amélioration du drainage à marée basse dans les nouveaux bras de mer a contribué à l'extension de ces inondations.
Celles-ci ont mis fin à l'exploitation agricole de la fagne dans la partie inférieure de notre aire de recherches. L'extraction de la tourbe et la production du sel (cette derniere étant prépondérante pour des raisons économiques) resterent possibles pendant quelques décennies. Mais la production du sel fut découragée à la longue par les alluvions qui s'accumulaient de plus en plus sur la fagne, la perspective de créer des polders rentables sur l'argile après des travaux d'endiguement rendus possible par le développement ininterrompu des marais, et, dans une mesure moindre, par l'importation de sel francais. La production du sel cessa vers 1460.
La mer ne risquait pas d'inonder la partie supérieure de la région. La tourbe une fois enlevée, le sous-sol sableux apparut à la surface. Même après la fin de l'exploitation commerciale de la tourbe, les fermiers continuerent à l'extraire, détruisant ainsi les derniers restes de la fagne. Ce qui subsistait disparut sous la bruyere ou fut charrué et détruit par l'oxydation. Avant même le travail de défrichage, le terrain mal drainé à la suite de l'abandon des canaux redevint une lande humide dans laquelle la tourbe se reforma localement.
Contrairement à ce qui s'est passé dans les tourbieres du nord de la Flandre et du nord-est des Pays-Bas, l'extraction de la tourbe n'a été suivie immédiatement par le défrichage agricole que dans quelques endroits de la région qui nous occupe. Cette différence est sans doute due au fait que les terrains y étaient principalement vendus en vue de la production de tourbe et que les seigneurs locaux et régionaux s'abstenaient d'initiatives de défrichage.
Le laps de temps entre la fin de l'extraction de la tourbe à un endroit et le début du défrichage agricole a été le facteur principal de conservation de traces de la période d'exploitation dans le paysage agricole. Dans les territoires défrichés très tôt, on retrouve des vestiges du XIIIe siècle au milieu du paysage campinois qui a envahi la région. Par contre, dans les terrains défrichés au XXe siècle, les témoins de cette période ont pratiquement tous disparu. Ce sont surtout les canaux destinés au transport de la tourbe qui déterminent le caractere du paysage en raison de leur longueur importante et des rangées d'arbres à haute tige ou d'arbustes qui les bordent.
Dans la partie inférieure, la fagne est actuellement cachée par des dépots récents d'argile, de gravier et de sable. Dans la partie supérieure, les fermiers ont minutieusement enlevé les restes de tourbe laissés par les grandes exploitations. Le temps a fait le reste. C'est ainsi qu'a disparu une importante couche de tourbe d'un grand intérêt commercial.
7 juin 2005